Deux articles surRilke
Écrire la Pauvreté : « Les Pauvres de Rilke », GREF, Toronto, 1996, p-225-238
Comment Rilke représente t-il les pauvres dans le Paris du début du siècle? Il oppose la mesquine à la grande mort tout comme la petite à la grande pauvreté. Son témoignage est celui d’une angoisse qui le traverse avec tous les repères qui lui manquent pour devenir lui-même. Il souffre de précarité, au service de Rodin qui l’impressionne comme une montagne qu’il doit gravir. L’ambition de cette altitude le fait creuser en profondeur pour répondre à la question de l’être sans abri qu’aucun Dieu ne peut plus secourir.
Pauvreté, lumière de l’âme, et pauvreté sans nom, sans visage, sont les éléments du paradoxe rilkéen auquel se noue l’intensité d’un chant, d’une prière où l’on pressent déjà la coexistence du beau et du terrible, tel que Rilke l’affirmera plus tard dans Elégies.
Dans le Livre de la pauvreté et de la mort, la figure du pauvre est complexe : tantôt morcelée par des métonymies corporelles, cela nous donne à voir l’horreur de la pauvreté, tantôt sublimée par des métaphores, cela nous donne accès à une esthétique de la pauvreté à partir de laquelle se construit le merveilleux. Le pluriel « les pauvres » fonde la raison d’un discours sur les pauvres, raison qui se perd cependant en chant, en prière, donnant une dignité exclusive à la pauvreté. Cette dignité est la dimension que les grandes villes, les hôpitaux, l’industrie menacent de faire perdre aux pauvres; ceux-ci sont condamnés au mutisme social mais, pour Rilke, ils sont aussi associés au précieux silence de l’indicible puisqu’ils sont les « gardiens de trésors enfouis ».
Des femmes sans réponse ou le travail de l’amour chez Rilke. Cette sensualité de la distance trouve donc sa plus parfaite expression dans le chant : «chanter, c’est être» (dit Rilke dans le troisième sonnet à Orphée). Il s’agit d’un «chanter» comme d’un épanouissement, d’une ouverture de la question, et cela, de la note prise en route en tenue, au chant qui enfin se libère, libère de cette intériorité par une ouverture (vers le haut). Le chant… matérialise une distance prise… II ne s’agit plus guère de recréer une communauté de présences, mais au contraire de préférer cette distance comme renoncement, comme abandon, comme détachement, comme vraie possibilité : de mort, de croissance, voire même d’engendrement… L’espace féminin est doué de secret et de prière pour franchir une distance infinie. Mais il comprend aussi la mort qui, retournée, donne lieu à la vie et au chant. Revue Trois, vol. 12-2, 1997
Charles Baudelaire en compagnie de Léo Ferré. La solitude de la poésie n’est pas une nécessité en soi, mais plutôt un fait que la chanson vient contredire… la poésie prise comme « mode de connaissance » du sublime n’est ni nécessairement ni purement intellectuelle. La musique, traduction du silence, entoure le vocable enfin sorti de la consternation… Mais du chant que le poème porte ne lui, à la chanson qui court dans les rues, il y a la voix de Ferré, si fidèle à Baudelaire pourtant, qui repousse l’intangible de la poésie et qui donne au Verbe une résonance charnelle… La mise en musique et l’interprétation sont aussi les propositions d’un autre espace que le livre. Elles concernent encore le livre au sens où ce dernier porte en lui-même son dépassement, un je-ne-sais-quoi qui excède la formule écrite, l’éclat qui attend que l’audace se conjugue à la règle pour sortir le lecteur de l’ennui, comme Baudelaire l’imaginait trop bien… Trois, vol. 14-1
Jabès ne revient pas au même. Le manque, l’invisible, l’absence, qui fait que la question respire, s’élève au-dessus des fumées des camps de la mort, des centaines de camps, est peut-être l’opacité qu’elle recèle avec un mouvement en train de s’établir avec l’irréductible… L’écriture de Jabès se caractérise par la mise en question qu’elle fait d’elle-même.
Etudes littéraires, vol. 29. 2-4, 1997
Protée, Interférences, «Les bonheurs contemporains de l’allégorie. La poésie de Philippe Jaccottet », septembre 1996: en tant que poète, Ph. Jaccottet recourt à l’allégorie pour nous mettre en présence de l’invisible. La figure matérialise alors un passage, une traduction comme système d’interférences pour constituer un parcours d’interprétation remettant le poème au monde et à sa relativité. Le poète, traducteur cherche ainsi à signifier une frontière autrement insensible entre les mondes.
Degrés, La Main : «Ouvertures de la main», Bruxelles, été 2004.
Les travaux de cette décade que j’ai dirigée à Cerisy ont permis de confirmer que le toucher dans la pensée n’était pas pure métaphore, mais l’occasion de dialogues entre diverses heuristiques. Du langage à la perception, de la langue des signes à l’art numérique, la main métonymique de notre humanité devient lieu de recherches plurielles.
L’oubli n’est pas une mort naturelle. Bien que sourd, l’oubli parle ; et bien qu’aveugle, il est témoin. De ce nuage abstrait, trou de mémoire, ne faut-il pas reprendre le contour, entendre se forger les lettres une à une, ou simplement voir l’enclume, en cette place occupée par une surdité féconde en gestes de vie, par une jouissance aussi qui, dans nos têtes en l’air ne tiendrait que la place d’une simple coquetterie, si l’ombre ne venait à se jeter sur lui …
Revue Frontières, vol. 13-2, 2001