Rigole

À Fernando Pessoa

Quand on meurt
c’est pour toute la vie

Il y a
dans la mortalité
un pluriel
que l’âme
aimerait
anticiper

Loin de
la putréfaction
de nos vanités
les plus vaines

Si vivre toute sa mort
faisait qu’on mourait
plus longtemps

Par ce pluriel
recomposé

Cela pourrait
braver
la tristesse
de mon âme
orpheline
de corps

La nuit
tellement
plus grande
que le jour
nous entoure

L’amour qui toujours
nous prive de la mort
a aussi besoin d’étoiles !

Au temps de l’orgasme
les tissus se tendent
comme des voiles de bateau
sur la mer

Le monde s’agrandit
de pays en pays
de plus en plus
découverts

Nous voguons sur les vagues
de l’enfer et dansons
au bord
— parfois même —
au-dessus
du gouffre

L’histoire a taillé
les tissus dans la chair

Nous dansons
sans crainte

Parés l’un de l’autre
— each other —
en tenue d’indigènes.

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A l’occasion d’un périple dans le désert marocain, Armelle Chitrit dont chaque livre nous surprend opère un retour sur / de la langue : « Irriguer un chemin d’écriture aux confins du désert » précise-t-elle mais aussi « rigoler avec les poètes ». Ce retour est un retour sur l’histoire, sa propre histoire, celle de sa famille aux origines berbères. L’auteur met ses pas dans ceux de ses lointains ancêtres et, avec eux, retrouve des « tesselles » de langue. Chaque chapitre est ainsi introduit par une interjection ou une injonction en judéo-arabe ou ladino, langue originale venue du Moyen-Age d’un mélange de castillan, d’hébreu et d’arabe, dont certains éléments ont imprégné son enfance. Retour sur l’enfance donc au gré du pas de l’enfant qui trébuche sur les cailloux, au rythme des comptines qui ressurgissent : « Roule semoule / Pétris le pain / Frappe tambour / même peau / même main / qui joue / dans l’eau / claire » ou de chants traditionnels. Surgit une langue qui sautille : « ils [les mots] ne sonnent / pas droit mais juste / car ils sont gros et forts [ ] les mots d’Ailleurs / paillent la terre / ils nous font frire de peur ». Les mots « gros et forts » sont également ceux des grands, de Mandelstam, de Pessoa auxquels l’auteur a consacré plusieurs spectacles, mais aussi Desnos, Jabès, Fondane cités en exergue. Une langue transmise par l’inconscient de génération en génération : « Ose ton poème en berbère / Calligraphie de pierres // lis-le [ ] Le contact des pieds / sur la terre nue / n’en ignore pas / le cri endormi [ ]L’instant / jouit ». Une langue qui colle au corps : « et ton corps / court au texte » dont la voix accouche dans le vacarme du monde : « La voix / donne leur relief / aux pensées enfouies / dans des nids de poule / sous des kilomètres / de bruit ». Le corps individuel se confond avec le corps collectif quand
l’auteur adhère à sa judéité : « Il y a 50 millions d’années / que je suis juive / pour l’éternité ».

Comme Mandelstam dont elle a une connaissance intime, Armelle Chitrit se tient au plus près du concret, de ce que le poète appelait « la monnaie d’or du fait » quand le rythme, les accents du poème l’inscrivent dans la continuité de Fondane. Imprégnée de ces auteurs, elle n’en livre pas moins un livre original, personnel, un livre fort, aux clefs multiples, auquel le lecteur ne manquera pas de revenir.

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